Langage codé, pixels, 3D, tissage, luttes politiques… Tout l’univers de Bérénice Courtin est concentré dans Digital Jacquard, une œuvre somme fourmillant d’idées, recoupant des récits historiques fascinants, et mêlant plusieurs disciplines : performance live, installation numérique et art du textile.
Du métier à tisser à l’informatique, il n’y a qu’un pas que la comtesse anglaise Ada Lovelace (1815-1852) a franchi en 1843. À cette époque, la scientifique, première programmeuse de l’histoire de l’humanité, mentionnait : « On peut considérer à raison que la machine analytique tisse des modèles algébriques comme le métier Jacquard tisse des fleurs et des feuilles ».
Inspirée par son parcours, mais aussi par ceux des Little Old Ladies et de son grand-père, l’artiste française Bérénice Courtin, aujourd’hui installé à Genève, a imaginé Webs Of Power, une œuvre complexe et fascinante en trois parties, qui a donné naissance à un dispositif interactif se situant aux confins des arts du textile, numériques et immersifs. Baptisé Digital Jacquard, il est présenté au Centre Pompidou-Metz. Décryptage par l’artiste elle-même !
Comment avez-vous fait le pont entre tissage et art numérique ?
Bérénice Courtin : J’ai commencé une formation en mode, option tendance et communication. Je me suis intéressée à la production et à la fabrication dans différents pays, notamment en Inde et en Amérique latine où j’ai travaillé. Je voulais me réconcilier avec l’univers de la mode par le biais de l’artisanat. Pour cela, j’ai suivi une formation dans une école d’art en Espagne spécialisée dans l’artisanat textile, et en particulier le tissage. Depuis, j’ai beau programmer mes tissages sur ordinateur, je tiens à préciser que je les réalise tous manuellement, dans un évident souci de créer des allers-retours entre le digital et l’analogique. Actuellement, je suis en Master de pratiques d’Art Contemporain à la HEAD, à Genève. D’un point de vue plus conceptuel, j’ai établi des connexions entre cet artisanat et l’histoire de mon grand-père.
Dans Digital Jacquard, vous recoupez effectivement plusieurs récits historiques et personnels…
Bérénice Courtin : Pendant le confinement, je me suis plongée dans l’histoire de mon grand-père, un résistant polonais. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il décodait des messages nazis à l’aide de la machine à écrire Enigma, qu’il a par la suite ramenée en France dans son sac à dos. Son parcours a été un peu oublié, mais il reste quelques témoignages d’historiens que j’ai pu rassembler. Beaucoup de documents ont été déclassifiés, il y a très peu de temps, d’autres ne le sont toujours pas. De fil en aiguille – si je puis dire [rires] -, j’ai rencontré des gens qui en savaient davantage et m’ont appris des choses incroyables.
Lesquelles ?
Bérénice Courtin : J’ai notamment découvert que mon grand-père avait transmis ses informations à Alan Turing (1912-1954), un pionnier britannique de l’informatique et de l‘intelligence artificielle. Ainsi, les polonais ont pu écourter la guerre, un évènement dont on en parle très peu car la plupart sont morts dans des camps de concentration. Lors de mes recherches, j’ai également pu me rendre dans les différents lieux où mon grand-père s’était caché avec des mathématiciens polonais avec qui il travaillait.
D’ailleurs, j’en profite : pour en savoir plus sur la machine Enigma, j’invite quiconque à se plonger dans le très bon film hollywoodien Imitation Game (2014) de Morten Tyldum, avec Benedict Cumberbatch et Keira Knightley, bien qu’il fasse l’impasse sur l’implication des polonais.
Comment avez-vous fait le lien entre l’histoire de votre grand-père et le tissage ?
Bérénice Courtin : Déjà, il faut savoir que je suis assez fascinée par les codes, leurs symboles et leur structure, autant par ceux que mon grand-père décryptait que ceux que j’utilise dans le tissage. Dès lors, j’ai rapidement remarqué des similarités entre sa technique et la mienne, en tissage. Toutes les deux font appel à un système de codes binaires et à des cartes perforées. Ça me paraissait donc assez évident de comparer ses cartes à celles des métiers à tisser Jacquard.
« Je considère le métier à tisser et la machine Enigma comme les ancêtres de l’ordinateur. »
À la base de cette installation, Digital Jacquard, il y a le projet Webs of power inspiré de l’œuvre de Starhawk, une écrivaine et militante américaine écoféministe. De quoi s’agit-il ?
Bérénice Courtin : C’est un projet en trois parties qui fait appel à plusieurs disciplines : la performance, le textile et l’installation numérique. Il fait le lien entre le web et les luttes féministes. Pourquoi ? Tout simplement parce que je vois dans le web un évident point de connexion entre différentes luttes. Dans ce projet global, je raconte ainsi des histoires codifiées de femmes et de luttes à partir d’un alphabet que j’ai inventé.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cet alphabet engagé, visible dans Digital Jacquard ?
Bérénice Courtin : Pour constituer cet alphabet, j’ai récupéré des images de différents lieux de luttes que j’ai pu pixeliser afin d’en faire des symboles, des lieux de mon grand-père ou de certaines ZAD en France, par exemple. Chaque lettre, 26 au total, est un symbole pixelisé, et chaque pixel représente l’intersection de deux fils d’un métier à tisser. À partir de cet alphabet, j’ai brodé des tissus dans lesquels sont codés ces histoires de luttes de femmes recueillies au fil de mes recherches. Chaque lettre correspond finalement à un code.
Digital Jacquard, œuvre immersive complexe, est donc la somme de tout votre travail, et notamment des trois parties de Webs Of Power ?
Bérénice Courtin : Au Centre Pompidou-Metz, je présente Digital Jacquard, une œuvre interactive destinée à être touchée et manipulée par le public. En parallèle à ma pratique artistique, j’enseigne le tissage et ai donc souhaité mêler les deux. Dans cette pièce, le visiteur devient acteur. Il est invité à tisser ce qui symbolise les pixels d’un écran en RGB. Via cette installation, j’ai également aussi souhaité rendre hommage à l’écrivaine et philosophe Sadie Plant, qui a écrit un livre sur Ada Lovelace. Morte en 1852, elle est considérée comme étant à l’origine du tout premier programme informatique. Pour le concevoir, elle s’est inspirée des métiers à tisser, et c’est la raison pour laquelle je considère le métier à tisser et la machine Enigma comme les ancêtres de l’ordinateur.
Après tout, les premiers composants électroniques relevaient de l’artisanat…
Bérénice Courtin : Oui, tout à fait ! Preuve en est avec les Little Old Ladies. Issues de l’industrie textile, ces dernières ont fabriqué manuellement les cartes mémoires qui ont servi à mener à bien la mission Apollo 11. Quant à mon installation, disons que le tissage créé par les gens est interactif et génère un son électronique qui évoque un code. Pour cela, j’ai travaillé avec l’artiste Louis Daimbrain. Il y a aussi une vidéo 3D réalisée aux côtés de l’artiste Sara Bissen, où l’on voit des actrices et des personnages 3D interagissant avec le public de manière un peu fantomatique. Elles sont habillées de vêtements brodés à partir de cet alphabet codifié dont je parlais tout à l’heure. D’après moi, la combinaison de tous ces éléments – l’alphabet, la machine à tisser et le film 3D -permet au visiteur de s’immerger dans cette matrice de codes. L’idée n’est pas uniquement que ce dernier contribue à la régénérer, mais bien qu’il finisse par en faire partie.